CANCÉRISATION ET EXPRESSION DES GÈNES

Beljanski poursuit ses expériences, éclairé par la lumière de son interprétation nouvelle.

Comme d'habitude, l'équipe aborde parallèlement plusieurs voies de recherche, que nous
devrons décrire dans un ordre arbitrairement choisi. Avant de consacrer l'attention qu'elle
mérite à la mise au point d'anticancéreux spécifiques, nous voudrions relater un certain nombre
de travaux qui concernent divers aspects de la déstabilisation de 1'ADN.

I1 faut d'abord parler de la solution apportée aux énigmes du test d'Ames: pourquoi des
cancérogènes de nature chimique très différente provoquent-ils tous, chez Salmonella
typhimurium, la même mutation de la souche his- en his+ et pourquoi 20 % des substances dont
l'action cancérogène est démontrée chez l' animal se montrent-elles incapables de causer cette
mutation ?

Beljanski postule que 1'ADN des bactéries his- est. sous l'action des cancérogènes, beaucoup
plus fortement déstabilisé que celui des bactéries sauvages his+ parce qu'il est. à l'origine, déjà
déstabilisé. I1 devrait donc se comporter dans l'oncotest exactement comme les ADN
cancéreux de mammifères, tandis que 1'ADN de la souche sauvage devrait réagir comme tout
ADN normal. C'est effectivement ce que les expériences de l'équipe confirment.

En outre, quand 1'ADN isolé à partir de la bactérie mutante his- est utilisé comme matrice dans
l'oncotest, il donne, cette fois, des réponses positives sous l'effet des cancérogènes qui ne sont
pas détectés, dans le test d' Ames, au niveau de la bactérie entière. I1 est vraisemblable que ces
substances, parmi lesquelles de puissants cancérogènes comme l'éthionine, ne sont pas
détectables parce qu'elles ne peuvent tout simplement pas franchir la membrane bactérienne.

La déstabilisation de 1'ADN de S. typhimurium his~ le rend vulnérable. On peut supposer qu'il
existe, au niveau d'un ou de plusieurs gènes concernés par la synthèse de l'histidine, des sites
privilégiés où les liaisons hydrogène sont particulièrement exposées à se rompre sous l'action
des cancérogènes, ce qui rend possible l'activation du gène correspondant.

Sans doute peut-on rapprocher ce phénomène du processus qui rend les tissus végétaux
anergiés indépendants d'un apport extérieur d'hormone de croissance. La nature des produits
anormaux synthétisés par les ADN cancéreux ou précancéreux sous 1' action d' agents
déstabilisants, c'est-à-dire l'activation de certains gènes plutôt que d'autres, est probablement
déterminée, essentiellement, par le degré de fragilité des liaisons hydrogène au niveau des
différents sites le long du génome.

I1 existe ainsi, dans les ADN cancéreux, un certain nombre de sites plus fragiles sur lesquels
les molécules déstabilisantes peuvent se fixer successivement et indifféremment: en effet, dans
la plupart des cas, elles ne manifestent pas d'affinité spécifique pour l'un plutôt qu'un autre.
C'est ce que permettent de déduire les expériences de l'équipe qui démontrent l'additivité des
effets des substances déstabilisantes. Les effets de composés différents s'additionnent, ceux des
diverses concentrations également.

Dans l'une des épreuves destinées à démontrer cette additivité, un ADN isolé à partir de cancer
du sein a été incubé en présence de concentrations croissantes de différents agents
déstabilisants ajoutés successivement au milieu d'incubation: d'abord des hormones stéroïdes,
l'estradiol, dont cet ADN est la cible physiologique, puis la testostérone; ensuite, un solvant
très employé en laboratoire, le DMSO (diméthylsulfoxyde); enfin, un antimitotique, la
daunorubicine. Les effets de ces produits s'additionnent, comme l'indiquent à la fois la mesure
de l'hyperchromicité et l'évaluation de la quantité de nouvel ADN synthétisé. Chaque
substance contribue à des degrés différents à la séparation locale des châînes de 1'ADN et,
l'équipe l'a démontré, il s'agit bien d'un écartement des brins, non de cassures.

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Séparation des chaînes d'ADN du neurocarcinome. Effets de: estradiol,
testostérone, 5-FU et daunorubicine. Absorbance à 260 nm (réf.88).
Les effets de ces produits s'ajoutent, comme en témoigne
l*ugmentation de l'hyperchromicité (absorbance des Ud.

Un des composés utilisés dans cette expérience, le DMSO, présente un intérêt particulier.
Comme l'huile de croton (fréquemment employée comme irritant de la peau chez l' animal de
laboratoire, notamment pour favoriser l' apparition de tumeurs cutanées), le DMSO induit
l'ouverture des châînes d'ADN; mais ces deux substances ne font pas de distinction entre
1'ADN cancéreux et 1'ADN normal et se fixent à l'un comme à l'autre. Or de nombreuses
expériences ont prouvé que le DMSO et l'huile de croton, ainsi que, du reste, l'actinomycine
D, qui se comporte en cancérogène dans l'Oncotest, ont la capacité, à certaines concentrations,
de provoquer la différenciation de divers types de cellules. Ce fait, constaté sans être interprété,
trouve désormais son explication: en ouvrant localement la chaîne de 1'ADN, les agents
déstabilisants permettent aux gènes de s'exprimer.

Une autre molécule, le TPA (12-tétradécanoylphorbol-13-acétate), exerce des effets multiples
qui n' avaient pas non plus reçu d' explication. Très utilisé en biochimie, cet ester isolé à partir
de l'huile de phorbol se comporte généralement comme un promoteur des tumeurs, c'est-à-dire
qu'il en accélère la prolifération. Néanmoins, comme les autres promoteurs de tumeurs, il peut
en outre, à forte concentration, être aussi inducteur de cancers.

Le TPA manifeste bien d' autres activités. I1 stimule la prolifération des cellules
embryonnaires"'. I1 peut, comme le DMSO, induire la différenciation des cellules leucémiques,
qui, d'habitude, demeurent dans un état peu différencié. I1 peut aussi activer, dans les
hybridomes'2', des gènes silencieux qui vont alors donner naissance aux ARN ribosomiques de

(1) Parus en 1982, les travaux qui ont décrit la stimulation de la croissance des cellules embryonnaires par le TPA
n'étaient pas encore connus au moment où l'équipe menait ses expériences; ils ne font que confirmer le bien-
fondé de la nouvelle théorie.
(2) Rappelons que les hybridones sont des cellules fommées artificiellement, au laboratoire, par la fusion d'un Iymphocyte
(qui a une durée de vie lim itée) et d' une cellule d'origine cancéreuse (qui se multi pl ie indéfiniment en culture).

ces cellules-chimères. Enfin, le TPA peut modifier le phénotype - le résultat visible du travail
des gènes - de certaines espèces cellulaires.

Le TPA et, pour servir de témoin, un autre dérivé de l' ester de phorbol, l' alpha-phorbol, qui est
dépourvu d' action sur la croissance cellulaire et la tumorogenèse, ont été incubés in vitro selon
la méthode utilisée pour l'Oncotest, mais en présence d'une plus grande variété d'ADN; parrni
ceux-ci, les uns étaient de provenance animale: foie normal et hépatome greffé de rat, d'autres
d'origine humaine: sein normal et cancer du sein, neurocarcinome, leucocytes normaux et
leucocytes myéloblastiques leucémiques, d'autres, enfin, extraits de bactéries: S. typhEmurium
ainsi que trois mutants his-.

Mis en présence des ADN cancéreux et de celui des bactéries his -, le TPA provoque une forte
augmentation de leur absorption à 260 nm, qui est pratiquement identique pour tous: 22 à 25 %
(rappelons que l'hyperchromicité maximale, obtenue sous l'effet de la potasse, qui rompt
toutes les liaisons hydrogène, est de 45 à 55 %).

Parmi les ADN sains, seul celui du foie est affecté dans une certaine mesure: l'ouverture des
châînes, bien que beaucoup plus faible que celle de 1'ADN de cancer du foie, est néanmoins
aisément détectable. Nous retrouverons à plusieurs reprises cette vulnérabilité particulière de
1'ADN normal de foie. Les autres ADN normaux sont pratiquement insensibles à l'action du
TPA. Les résultats des mesures de la quantité d'ADN synthétisé vont exactement dans le même
sens. L' alpha-phorbol, dénué d' activité sur la multiplication et la différenciation cellulaires, n' a
d'effet sur aucun des ADN testés.

Le cas du TPA illustre bien la manière dont la nouvelle théorie permet de rattacher des
observations jusque-là sans lien et de les expliquer.

RÉSUMÉ

La déstabilisation de l'ADN permet de comprendre différentes observations
demeurées sans explication.

L'ADN de la souche bactérienne mutante utilisée dans le test d' Ames est déstabilisé.
Isolé et soumis à l'Oncotest, il se réplique fortement sous l'influence de tous les
cancérogènes. Si , dans le test d' Ames, certains cancérogènes ne provoquent pas de
réponse positive chez la bactérie entière, c'est vraisemblablement parce que sa
membrane leur est imperméable. Quant à la mutation de his - en his+, toujours la
même, provoquée par les cancérogènes et qui permet de les détecter, elle est sans
doute due à une sensibilité particulière des liaisons hydrogène au niveau des gènes qui
gouvernent la synthèse de l'histidine.

De même, la nature des produits anormaux synthétisés, chez les mammifères et les
plantes, par les ADN cancéreux ou précancéreux sous l'action d'agents déstabilisants
est déterminée essentiellement par le degré de fragilité des liaisons hydrogène au
niveau des différents gènes.

Les cancérogènes se fixent successivement et indifféremment à ces sites fragiles. Des
expériences de l'équipe démontrent que les substances déstabilisantes, ainsi que leurs
diverses concentrations, ont des effets additifs.

Les multiples actions au niveau cellulaire de deux produits largement utilisés en
biochimie, le DMSO et le TPA, notamment l'induction de la différenciation,
s'expliquent par leur capacité de déstabiliser l'ADN.